Auteur : Stéphane MORTIER
Une intelligence économique africaine ne saurait être une simple copie du modèle français ou d’autres modèles venus d’ailleurs. Elle doit être profondément ancrée dans les réalités, les défis et les opportunités qui caractérisent le continent africain tout en intégrant les invariants du concept d’intelligence économique. Nous feront un état des lieux des invariants avant de présenter les caractéristiques propres à l’intelligence économique africaine.
Les invariants de l’intelligence économique
Déterminer les invariants de l’intelligence économique, ces principes que l’on pourrait considérer comme étant universellement utiles semble ne pas être une chose aisée et pourtant…. Il convient pour ce faire de partir de la définition originelle contenue dans le Rapport Martre en France (1994) : L’intelligence économique peut être définie comme l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs économiques. Ces diverses actions sont menées légalement avec toutes les garanties de protection nécessaires à la préservation du patrimoine de l’entreprise, dans les meilleures conditions de qualité, de délais et de coût.
Trois éléments sont à retenir de cette définition : premièrement la recherche et le traitement de l’information ; la protection et la préservation du patrimoine ; l’exploitation de l’information.
La recherche et le traitement de l’information, le volet « veille » de l’intelligence économique constitue le premier invariant. Sans information, rien n’est possible. L’acquisition de l’information, utile, doit être organisée et a pour finalité la maîtrise de l’environnement informationnel, d’où la notion de traitement de l’information pour lui donner la valeur ajoutée nécessaire à son utilité.
La protection et la préservation du patrimoine constitue le volet « sécurité économique » de l’intelligence économique. De l’information est issue de l’entreprise ou de l’acteur concerné, d’autres informations y transitent, d’autres y sont enrichies ou encore utilisées pour atteindre des objectifs. Bref l’information est au cœur des activités et fait partie intégrante du patrimoine de l’acteur, aux cotés des infrastructures, de l’outil de production, de la ressource humaine,… Protéger l’ensemble, c’est assurer la pérennité de l’activité. Cette sécurité économique se décline selon les réalités propres de l’acteur et de son environnement.
Enfin l’exploitation de l’information constitue le volet « influence » de l’intelligence économique. Acquérir, enrichir, protéger de l’information n’a de sens que si elle est utilisée dans le cadre d’une objectif stratégique à réaliser. En ce sens l’information est un vecteur d’atteinte des objectifs stratégiques de l’acteur. De la conquête de marchés au positionnement stratégique, l’influence peut revêtir différentes formes, comme le lobbying, la diplomatie économique, le soft power,…selon le profil de l’acteur concerné.
Voici les trois invariants de l’intelligence économique. Cependant, ils ne peuvent s’exprimer pleinement qu’en fonction des réalités de l’environnement de l’acteur. En l’occurrence en France ou en Europe où a été défini le concept, les économies sont fortes, les indicateurs macroéconomiques en adéquation avec le positionnement stratégique, les finances publiques sont (généralement) équilibrées,… De plus l’Europe est un acteur important d’une guerre économique entre plusieurs grandes puissances mondiales. Alors que l’environnement global (économique, politique, social, culturel et informationnel) en Afrique n’est pas identique à l’environnement européens, chinois, indien,… Quelles sont alors les caractéristique qui feront de l’intelligence économique en Afrique une grille de lecture spécifique ?
Les caractéristiques de l’intelligence économique africaine
Une intelligence africaine ne peut que découler d’une réflexion stratégique ancrée. Cette réflexion a été décrite dans un précédant article (LIEN). Il s’agit d’un écosystème de pensée qui vise à dépasser les modèles d’analyse occidentaux pour répondre aux défis africains. Elle s’appuie sur les réalités, l’histoire et les cultures du continent, intégrant un héritage philosophique africain. C’est aussi un acte de souveraineté intellectuelle qui permet à l’Afrique de forger ses propres concepts et solutions. Dans le cadre d’un tel paradigme, l’intelligence économique africaine va reposer elle-même sur des caractéristiques propres et spécifiques au continent.
L’intelligence économique africaine doit être fondée sur les réseaux informels et le capital relationnel. Contrairement aux modèles occidentaux très structurés sur des données chiffrées, l’intelligence économique africaine s’appuierait fortement sur les réseaux de confiance (famille, groupe social ou culturel, diaspora, associations,…) pour obtenir des informations fiables et des points d’entrée pérennes. Ainsi, la capacité à identifier des des détenteurs locaux d’informations, des personnes influentes (chefs traditionnels, religieux, leaders d’opinion,…) serait une compétence clé pour valider l’information et naviguer dans les écosystèmes économiques complexes.
Elle doit être centrée sur les enjeux de sécurité économique et alimentaire. La sécurité des approvisionnements est beaucoup plus sensible pour les États africains qui sont largement dépendant des importations. Une veille sur les approvisionnements et les chaînes logistiques est incontournable. Le monitoring des cours des matières premières (cacao, café, pétrole, minerais,…), des aliments de base et de leur disponibilité,…pour anticiper les crises et les tensions sociales et par conséquent assurer un climat des affaires propice à l’investissement est un impératif. L’intelligence territoriale doit en être une composante majeure notamment pour cartographier les potentialités agricoles, les ressources en eau, l’impact du changement climatique et les circuits de distribution informels.
L’intelligence économique africaine doit également être tournée vers l’intégration régionale et le désenclavement. Une de ses fonctions essentielles serait de décrypter et de simplifier les règles commerciales de la ZLECAf (Zone de Libre-Échange Continentale Africaine) pour les PME, et de monitorer les corridors logistiques. Mais également d’identifier les projets d’infrastructures (routes, ports, fibre optique,…), leurs financements et leurs retards pour saisir les opportunités d’affaires et comprendre les flux économiques réels et leurs enjeux transfrontaliers et internationaux.
Elle ne peut s’affranchir d’un côté inclusif et participatif dans le sens ou elle ne peut ignorer le poids majeur de l’informel (estimé à plus de 80% de l’emploi dans certains pays). Elle doit donc développer des méthodes pour capter et analyser les données de ce secteur (flux de trésorerie, tendances de consommation, innovations frugales,…). Dans le même temps, les sociétés africaines sont de plus en plus connectées : l’utilisation des technologies mobiles pour créer des systèmes de veille collaborative où les agriculteurs, artisans et commerçants peuvent partager des informations sur les prix, les risques ou les opportunités constitue à la fois un besoin et une opportunité.
Cela peut sembler relever du contraste mais les technologies jouent un rôle crucial dans l’intelligence économique africaine. Les technologies disruptives sont généralement les plus adaptées au contexte africain (fintech, edtech, agritech, santé mobile, et énergies renouvelables décentralisées,…) et répondent à des besoins locaux utiles aux populations africaines. Également, l’utilisation de l’intelligence artificielle pour analyser des données satellitaires (suivi des récoltes, urbanisation,…), des données économiques et sociales (études de marché, flux de population, santé,…) pour une prise de décision éclairée dans le cadre d’un système particulièrement basé sur l’humain et le réseau informel. Il en va de même en matière de lutte contre la cybercriminalité. Avec l’augmentation constante des usages numériques sur le continent, la protection des données, la sécurisation des transactions financières et la lutte contre les nouvelles formes de criminalité en ligne deviendront critiques.
Bien entendu le contexte sécuritaire sur le continent est un élément majeur de l’intelligence économique africaine. Porter une une attention aux dynamiques locales, communautaires et aux risques de conflits pouvant impacter la stabilité économique est un exercice incontournable et cette dimension informationnelle doit absolument être prise en compte dans toute démarche de développement économique ou d’investissement.
Le continent africain est aussi caractérisé par ses diasporas. Il s’agit d’autant de réseaux de connaissance, d’information, et d’influence. Les diasporas africaines représentent un immense réservoir de cerveaux, de capitaux et de réseaux internationaux. L’intelligence économique africaine africaine pourrait mobiliser ces diasporas à des fins de lobbying, de transfert de technologie, d’investissement et aussi comme capteur d’informations sectorielles dans les pays d’accueil.
Les chaînes de valeurs africaines doivent absolument être maîtrisée. L’objectif n’est pas seulement de vendre des matières premières mais de comprendre comment capter plus de valeur localement et ainsi diversifier les économies. L’intelligence économique permet la montée en gamme, l’identification des besoins et des débouchés, la réalisation d’économies d’échelle,… La protection du patrimoine immatériel et culturel y occupe une place importante
En résumé, l’intelligence économique reste de l’intelligence économique, qu’elle soit africaine, européennes, asiatique,… Mais ses principes fondamentaux doivent systématiquement être inscrits dans les réalités des acteurs locaux. Ces réalités sur le continent africain, relèvent d’une réflexion stratégique commune qui est portée et développée dans le cadre de l’Institut Africain de la Réflexion Stratégique (IARS) et plus particulièrement lors d’événements tels que le Débat Africain de l’intelligence économique (DAIE).
Au-delà les invariants de l’intelligence économique, sur le continent africain, elle doit être humano-centrée tout en étant inscrite dans l’innovation, résiliente, collaborative et inclusive, orientée vers le développement durable et la souveraineté économique. Il s’agit, in fine, de pouvoir nourrir une réflexion stratégique qui fera du continent africain un acteur de la guerre économique mondial et non plus une simple terrain de bataille sur lequel s’affrontent les grandes puissance. L’intelligence économique africaine est l’outil qui pourra répondre aux enjeux de puissance du continent.
 
			 
						 
					 
										 
									 
										 
									 
										 
									 
										 
									 
										 
									 
										